QU’EST-CE QUE LA PEINTURE MODERNE ?
" Ca ne représente rien " ou " Je peux en faire autant " ou encore " Ce n’est même pas beau ". Qui n’a pas entendu, au moins une fois, ces remarques naïves de la part de visiteurs surpris et choqués, face à une forme de peinture qui leur semblait incompréhensible : la peinture moderne ?
Ces remarques témoignent surtout de la manière dont certains abordent la peinture moderne : de la même façon que celle dont ils abordent la peinture classique !
I° Définition de la peinture classique et traditionnelle
La peinture traditionnelle – par exemple le tableau de La Joconde de Léonard de Vinci – repose sur un principe réaliste et se caractérise effectivement par son côté figuratif (ça représente quelque chose), par sa virtuosité technique d’exécution (c’est difficile à peindre) et par sa fonction qui est de faire ressentir un plaisir esthétique (c’est beau). Or la modernité consiste précisément à rompre avec la tradition. C’est donc un non sens absolu que d’aborder la peinture moderne d’après ces critères... |
II° Essai de définition de la peinture moderne et abstraite
La peinture moderne et contemporaine au contraire ne représente rien de concret : elle est dite abstraite, n’est pas toujours très difficile à réaliser techniquement et ne vise pas à être belle ou faire ressentir un plaisir d’ordre esthétique mais plutôt un plaisir intellectuel.
Quel sens cela a-t-il dès lors de reprocher à Rothko par exemple de n’être pas beau ? Ce n’est pas ce qu’il recherche.
A) La disparition du sujet
Le tournant a lieu à la fin du XIXème siècle avec l’apparition de la photographie : celle-ci entraîne un changement d’objectif pour la peinture (si l’on peut dire) ; elle ne cherchera plus désormais à imiter la réalité, puisque la photographie le fait mieux qu’elle (ou, en tout cas, il s’agit de dépasser l’apparence pour atteindre un autre type de réalité).
Il lui faut donc trouver une autre fonction, dont la découverte sera progressive.
1 / Le fauvisme
Le fauvisme, c’est schématiquement la disparition des formes au profit de la couleur : on travaille uniquement avec les couleurs et l’on abandonne l’autre composante de la peinture qu’est la forme (ou le dessin). En ce sens, le fauvisme manifeste déjà une volonté de déconstruction de la peinture traditionnelle, comme dans La joie de vivre de Matisse. |
2 / Le cubisme
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À l’inverse le cubisme privilégie la forme et la géométrie sur la couleur : par exemple, Les demoiselles d’Avignon de Picasso – où, observés de profil, de trois quarts, de face ou de dos, les corps des femmes sont déformés – est souvent considéré comme le tableau fondateur du cubisme. Il s’agit alors de représenter la réalité dans sa totalité et sous toutes ses facettes (y compris les faces d’un cube non visibles dans la perspective classique, d’où une impression de distorsion) : c’est le cubisme analytique (par opposition au cubisme synthétique d’un Braque par exemple qui procède par collages). |
Après la fauvisme, le cubisme ouvre donc la voie vers l’abstraction et l’art conceptuel.
B) La disparition de l’objet
Toute l’histoire de l’art au Xxème siècle se résume à l’histoire de la réduction de l’oeuvre d’art à néant.
1 / Mondrian
Mondrian poursuit sur la lancée du cubisme avec sa Composition. Les trois couleurs primaires et les formes élémentaires que sont les droites racontent cette simplification de la peinture au minimum, à outrance. |
2 / Malévitch
Avec son Carré noir sur fond blanc puis surtout Carré blanc sur fond blanc, Malévitch amplifie encore cette tendance : il atteint le degré zéro de la peinture et raconte alors la disparition de l'oeuvre, de l'image, du sujet, c'est-à-dire l'histoire de la peinture qui se prend alors elle-même pour objet et référence de son discours dans une vertigineuse mise en abyme.
Aucun plaisir esthétique ici, juste un plaisir intellectuel qui est celui de la découverte du sens du tableau : c’est la valorisation de l’idée derrière le tableau qui compte et non de la réalisation concrète qui n’est que le support de cette idée.
3 / Buren
Mais il est toujours possible d’aller encore plus loin : après Carré noir sur fond noir, qui devait marquer l’étape ultime de la disparition du sujet en peinture, on assiste à la disparition de l’objet lui-même qu’est le tableau, avec le cadre sans toile exposé à Beaubourg.
Il reste cependant encore un objet avec le cadre lui-même. Buren le supprimera enfin avec une exposition sans oeuvre d’art, à Beaubourg également : le spectateur déambule alors à travers un parcours entre des murs où l’oeuvre d’art a disparu ; c’est le parcours qui devient l’oeuvre d’art, c’est le musée qui devient l’oeuvre d’art.
C) " Happening " ou performance
Il existe une dimension au-delà de l’oeuvre d’art, dont la disparition est finalement l’accomplissement de l’idée pure.
Quand Marcel Duchamp déclare que l’urinoir qu’il a acheté est une oeuvre d’art, il fait scandale, non seulement parce qu’il s’agit d’un objet dépourvu de toute noblesse, mais, en plus et surtout, parce que c’est un objet industriel et donc démultipliable à l’infini (ce n’est d’ailleurs que l’un de ses urinoirs qui est aujourd’hui exposé à Beaubourg).
Il rompt ainsi avec la tradition qui veut que l’oeuvre d’art soit unique et – après le Carré noir sur fond noir de Malévitch par exemple, qui montrait que la valeur artistique d’une oeuvre d’art n’est pas dans la difficulté de sa réalisation et dans l’acte concret de création – Duchamp fait disparaître la nécessité même de la fabrication : ce qui compte, c’est l’acte qui déclare qu’il y a oeuvre d’art, c’est le geste lui-même qui devient oeuvre d’art.
On rejoint alors la notion de " happening " ou de performance, c’est-à-dire la pratique artistique développée autour d’un événement ou d’une action, quasi improvisée et éphémère, qui tient lieu d’oeuvre d’art. En substituant ainsi l’événement à la production de l’objet d’une oeuvre d’art et en affirmant son caractère éphémère (à l’image des sculptures en glace, des châteaux de sable ou des dessins à la craie dans la rue effacés par la première pluie par exemple), n’atteint-on pas le dernier stade de la dématérialisation de l’oeuvre d’art ?
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