PETITES CONSIDERATIONS LITTERAIRES EN PROSE

 

On ne peut pas comprendre la littérature du XXème siècle (et l'art au XXème siècle en général), si l'on ne saisit pas l'importance capitale qu'y joue Flaubert - je croas. Madame Bovary est un roman qui met paradoxalement en garde contre la lecture des romans - ne parle-t-on pas de bovarysme à cet égard ? - et, avec ce livre, Flaubert a voulu créer une œuvre sur le rien : c'est l'histoire d'un romancier qui combat ses pulsions lyriques et part d'un fait divers insignifiant pour bâtir un roman !

Et L'éducation sentimentale poursuit ce projet : le livre s'ouvre sur Frédéric Moreau, prototype de l'antihéros voué à l'échec, dont les cheveux flottent dans le sens contraire au vent et qui s'en retourne à Nogent ; il se clôture sur un explicit ravageur où l'expédition dans une maison close - expédition avortée d'ailleurs, qui ne s'est même pas réalisée - est considérée comme ce qu'ils ont vécu de meilleur... Le texte s'achève alors par la négation de tout ce qui précède !

Depuis, les artistes n'ont eu de cesse de chercher à réduire œuvre d'art à sa plus simple expression - à néant : c'est Duchamp, qui, au début du siècle, présente un porte-bouteilles et une roue de bicyclette en guise d'œuvres d'art (ou - plus subversif encore - un urinoir) ; c'est Malévitch et son Carré noir sur fond blanc, par exemple, qui, à la suite du cubisme, déconstruit complètement le système de la perspective albertinienne classique (qui, à l'origine, dans les premiers tableaux, quand la technique n'était pas encore bien maîtrisée, était représentée à l'aide d'adjuvants comme un damier ou comme un carrelage sur le sol etc.). Le tableau est ici réduit à des lignes droites et deux couleurs qui sont en fait des non-couleurs.

Mais la création existe encore (c'est ce que l'on appelle la performance) : elle est dans le geste d'en faire des œuvres d'art...

Tout ceci, tu le sais déjà je pense. Et la création contemporaine - à laquelle je m'intéresse actuellement - n'est que la radicalisation de ce mouvement.

Depuis quelques temps, je me passionne en effet pour la littérature que l'on écrit aujourd'hui et je pense que c'est cette problématique - si je puis sortir un mot aussi obscène (je fais mon vilain petit khâgneux) - qui en rend le mieux compte : tout ce qui s'écrit aujourd'hui, et s'est écrit dans le siècle, en occident, bien sûr, se ''positionne'' par rapport à cette ligne de partage, qui, en somme, pour faire court, est une attitude métaphysique de refus de la transcendance (because la mort de dieu) - soit pour l'accepter, l'accentuer, soit pour la refuser, mais toujours par rapport à elle.

Le " design " est un mouvement emblématique de cette désacralisation de l'art, puisque - aux antipodes de l'école du Parnasse et de la devise de " l'art pour l'art " d'un Gautier par exemple qui posait l'art en absolu - il cherche à allier art et utilité en créant des objets à la fois beaux et fonctionnels : " L'art n'est pas une profession. Il n'existe aucune différence essentielle entre l'artiste et l'artisan..." affirme Gropius dans son Manifeste inaugural du Bauhaus (groupe à l'origine du design).

Ainsi, je croas vraiment que tu peux séparer la création artistique en deux camps (même si je mesure bien évidement le caractère simpliste d'une telle démarche, chaque œuvre d'art recelant en elle de multiples facettes irréductibles à un seul angle d'attaque, mais c'est, en tout cas, je pense, la ligne majeure de nombre d'entre elles - et ça marche bien) : d'un côté, il y a l'école lyrique qui s'oppose à cette vision ; de l'autre, l'école formaliste et / ou avant-gardiste qui - transposant dans l'art des idéologies révolutionnaires dites " anti-bourgeoises " - envisage l'œuvre d'art comme rupture.

Si l'on entreprend un rapide survol du XX° siècle, on trouve ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, Claudel, Valéry, Bernanos et Saint Exupéry par exemple (qu'habite l'idée de sacré), Breton et Gracq (perspective surréaliste : il existe encore un certain au-delà), ou encore, après la guerre, Saint John Perse, ainsi qu'Y. Bonnefoy, J. M. Maulpoix et P. Delavaux (ou C. Marchand en muzik), pour ceux qui vivent toujours : tous ont en commun une certaine verticalité ; l'inspiration vient d'en haut.

A côté d'un Bartok qui déconstruit l'harmonie ou des " compressions " d'un César, on trouve Ponge en poésie, J. M. Gleize aujourd'hui et Ionesco ou Beckett au théâtre. Il y a aussi le nouveau roman qui - dans cette perspective de déconstruction - abolit les normes romanesques à l'instar de A rebours de Huysmans par exemple - avec l'absence d'intrigue (La jalousie de Robbe-Grillet) et même de personnages (La modification de Butor), qui finissent par ne devenir plus que des voix (Le Silence de Sarraute) : on n'écrit plus de roman aujourd'hui, le genre est mort.

De même, avec 99 Frcs, le titre - qui indique aussi le prix du livre - devient une opération publicitaire et l'écriture est transformée en exercice de communication ; F. Beigbeder - sous le couvert d'une pseudo-dénonciation - ravale alors en fait l'art au rang d'une simple marchandise. Quand Houellbecq, pour la crise économique, écrit " le blanc de ses yeux était blanc ", cela aussi constitue bien une négation de l'œuvre d'art. Feu Guillaume Dustan est la version Sida - la vie étant envisagée de manière assez glauque, sinistre et désespérée...

Nicolas Pages, " artiste conceptuel ", est d'ailleurs un grand pote de Dustan (qui lui a consacré un bouquin éponyme). Je mange un œuf doit donc être compris dans cette perspective, avec une couverture minimaliste (deux ronds blanc et jaune - formes basiques - sur fond gris) et un titre - voix blanche et atone (qui n'est pas sans rappeler le fameux " Aujourd'hui, maman est morte " de Camus dans L'étranger) - qui réalisent le " niveau zéro de l'écriture " (dixit Barthes) - cet idéal de négation de l'œuvre d'art.

Enfin, l'exposition organisée dernièrement par Buren au Centre Georges Pompidou à Beaubourg marque le stade ultime de cette démarche (réussite ambiguë) : c'est le musée lui-même qui devient objet d'exposition ; il n'y a pas d'œuvres d'art présentées, juste un parcours entre des murs où l'œuvre d'art a disparu.

 

Qu'est-ce que la peinture moderne ?

Retour à l'accueil